Anne et Suhaël, un tandem qui roule !

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Il est aussi brun qu’elle est blonde ; il est étudiant, elle est retraitée ; ils ont en commun un grand sourire complice et une volonté partagée de réussir.

Suhaël, jeune afghan de 27 ans, vit depuis trois ans en France et suit une formation en CAP primeurs, fruits et légumes à Rungis, pour devenir responsable d’un rayon fruits et légumes chez Naturalia. Anne, enseignante de français langue étrangère et auteure de méthodes dans ce domaine, apporte son expérience depuis deux ans à Tandem et aide Suhaël dans l’apprentissage du français.

Parler, lire et écrire

Savoir parler le français courant est le nerf de la guerre pour toute personne réfugiée qui veut trouver un travail et un logement, pour naviguer avec aisance dans les méandres de l’administration française, pour s’adapter à la culture et aux usages français. C’est là qu’intervient le coach de français.

« Les cours de CAP, ça va très vite et on ne tient pas toujours compte des non francophones, » déplore Anne. « Suhaël, lui, a un français excellent. Outre son enthousiasme et ses motivations, il est arrivé en France avec deux diplômes d’anglais acquis au cours de ses études en Afghanistan. De ce fait, pour apprendre le français, il n’a pas eu la difficulté supplémentaire du passage de l’alphabet perso-arabe à l’alphabet latin. »

Tous n’ont pas la même chance. Le plus gros problème pour les personnes réfugiées qui arrivent sans bagage scolaire, c’est effectivement d’apprendre à lire et à écrire. « C’est très long, » affirme Anne. « Souvent les difficultés viennent de l’absence de méthodologie d’apprentissage : lire une double page, faire des exercices (pour nous, c’est logique de lire de 1 à 7 ; eux peuvent commencer par 5 et finir par 3), et puis tenir un crayon, écrire de gauche à droite, écrire sur des lignes, avoir une ponctuation…Tout cela est préliminaire à toute connaissance du langage. S’ils sont là depuis longtemps, ils acquièrent un français très approximatif, un français « de la rue », précise-t-elle, et revenir à un « bon » français est plus difficile. Or, toute formation diplômante est basée à 90 ou 95 % sur l’écrit. »

Quelles sont les difficultés du travail de coach ?

Anne : « La première barrière culturelle à franchir est la vision pyramidale, hiérarchique dans la relation de l’étudiant à son coach. Aujourd’hui encore, il arrive à Suhaël de m’appeler « professeur ». Je lui explique que tous les deux, nous formons un tandem, que si j’avance sans lui, je suis bloquée. L’enseignement c’est un compagnonnage ; c’est pour ça que j’aime beaucoup le mot « tandem. » 

Il faut aussi faire preuve de disponibilité et de souplesse. En ce moment, Suhaël est très occupé par la préparation du CAP qu’il passera en 2024, et nous avons décidé ensemble qu’il ne ferait pas de français pendant trois mois. Après, le rythme sera sûrement intensif, et on pourra travailler chez moi ou par visio (une habitude prise pendant la Covid). Si besoin, c’est bien de pouvoir suivre les étudiants par visio, une fois qu’ils ont la méthode, naturellement…»

« Au début, reprend-elle, Suhaël est venu avec son sac à dos, et il en a sorti toutes sortes de choses, des papiers, tout ça volait en l’air, et je lui ai dit : « Si c’est classé, bien ordonné, c’est bien ordonné dans ta tête aussi, » mais il faut le faire de façon très subtile. Suhaël est quelqu’un de drôle et qui a un bon sens de l’humour, mais ça peut être très humiliant pour quelqu’un qui n’est pas allé à l’école ou pour un homme de 35 ans qui maîtrise la langue, mais ne sait pas l’écrire, de lui dire qu’on va tout reprendre à zéro. Et encore une fois, Suhaël, à part quand il fait le ramadan (rires), est très vif. Mais il y a des personnes qui ont des métiers très durs : je pense à un carreleur-plaquiste qui fait des chantiers dans Paris et habite à Creil ; le soir, je lui demande de faire un exercice, pas plus ».

Souplesse, donc et bienveillance.

Et les difficultés de l’étudiant ?

Suhaël : « Tout d’abord, c’est l’écriture, parce qu’il y a un certain nombre de mots qui ont le même son comme « son » et « sont » ou « toi » et « toit », ensuite la prononciation, le féminin-masculin…Mais la première difficulté que j’ai rencontrée, c’est le temps des verbes comme « je suis allé » ou « je vais », les auxiliaires – « je suis fini » ou « j’ai fini » ? A l’oral aussi, au début de mon parcours, je trouvais très difficile de comprendre les gens parce qu’ils parlaient trop rapidement, et je trouvais que c’était vraiment compliqué de vivre à ce moment-là. »

Une bête noire, la phonétique…

« Souvent, dit Anne, j’entends des étudiants très bons à l’écrit que l’on ne comprend pas à l’oral ; ce n’est pas parce qu’ils s’expriment mal, mais parce qu’ils ont une mauvaise phonétique. Ce n’est pas le cas de Suhaël qui communique beaucoup – puisqu’il est commerçant – et avec qui il est possible de parler à bâtons rompus. Le principal point que je l’aide encore à corriger, c’est l’ouverture de la bouche, parce que pour parler le persan la bouche est assez fermée. Je travaille aussi avec un réfugié d’Amérique latine qui roule les « r » : ce n’est pas grave parce que tout le monde comprend, mais en revanche, confondre le « u » et le « ou », le « s » et le « z », ça peut être compliqué…Souvent les accompagnateurs, par pudeur ou par gentillesse, n’osent pas corriger la phonétique. Moi, je leur dis : n’hésitez pas – avec leur accord – à corriger la prononciation des personnes que vous accompagnez. »

Et le plaisir dans tout ça ?

« Ah, mais on rigole ensemble ! s’exclame Anne. J’ai fait une formation d’anglais langue étrangère à Londres qui enseignait par le rire, les chansons et les sketches. Je pense que l’important, c’est de s’amuser. Le stress entraîne des blocages. On le voit bien avec certains réfugiés qui ne peuvent pas apprendre parce qu’ils ont vécu des situations épouvantables. Si, en plus de leurs traumatismes, on leur apprend le français en tirant sur les rênes, on démultiplie le stress et l’apprentissage n’avance pas. Alors que, souvent, s’ils vont voir un(e) psychologue, s’ils se voient délivrer leurs papiers ou s’ils ont des nouvelles de la famille, le déblocage se fait et la formation peut aller de l’avant. »

« Et puis, quand on est à la retraite, c’est formidable d’accompagner des jeunes, ajoute Anne. Grâce à eux, on reste en contact avec la vie, ouvert à d’autres cultures, et ça c’est un magnifique cadeau. S’il n’y avait pas la guerre, j’aimerais aller en Afghanistan. »

Quant à Suhaël, il trouve un réel bonheur à apprendre chaque jour. « Quand j’apprends quelque chose que je ne savais pas la veille, ça me fait vraiment plaisir, j’ai comme le sentiment d’être entré dans la société. Je n’ai plus à dire : « Désolé je n’ai pas compris, vous pouvez répéter ? » Maintenant, j’évite tout ça, et j’en suis fier. Et je remercie Anne pour sa patience et pour tout ce qu’elle me donne sans rien attendre en retour, pour me faire avancer dans la vie. »

Anne a le mot de la fin : « Tu sais, nous formons un tandem. Tu sais ce que c’est qu’un tandem ? C’est un vélo où l’on est à deux dessus ; si la première personne pédale et que l’autre lève les pieds vers le ciel, ça ne marche pas du tout. Pour que ça marche, il faut trouver le rythme et pédaler ensemble. C’est pour ça que c’est un très joli nom pour cette association. »

Propos recueillis par Marie-Claude Desnier

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