Créer son entreprise et retrouver ses enfants

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Ibrahim, peintre

Fin juin j’ai rencontré Ibrahim, la trentaine, autour d’un thé à la menthe. Il m’avait dessiné la carte de sa région au nord de l’Afghanistan et détaillé les récentes et rapides avancées des talibans depuis le retrait des troupes américaines. A ce moment-là le village où résidaient sa femme et ses enfants semblait encore en sécurité. Puis tout a basculé jusqu’à la panique de mi-août à l’aéroport de Kaboul.

Une réussite qui dérange

Ibrahim est élevé avec ses cinq frères et sœurs par une mère à la santé fragile, pendant que le père vend au marché les produits des fermes locales. Il raconte dans un français encore incertain : « J’ai toujours eu le goût du business. Déjà à onze ou douze ans, je faisais germer des pommes de terre, je partais les vendre avec mon chariot. A quinze ans, je revendais des cosmétiques, je faisais du démarchage pour des boutiques de produits de beauté et d’hygiène ».

Jeune adulte, Ibrahim s’intéresse au chocolat, aux amandes, et commerce avec des compagnies turques, iraniennes et russes. Deux fois par semaine, il rejoint la ville de Mazâr-e Charîf à une centaine de kilomètres pour livrer des magasins.

Voitures, camions et bus sont contrôlés aux check-points, mais tout se passe plutôt bien s’il rentre avant la nuit. Inquiété une fois par des talibans qui l’accusaient d’activités politiques, il doit justifier de son travail en montrant ses factures et livres comptables. Ibrahim a parfois été racketté pour du matériel, des denrées ou de l’argent, mais il a pu y mettre le holà.

Jusqu’au jour où il est contraint de prendre en stop un homme qu’il connaît depuis longtemps mais qu’il ne fréquente pas, car il le sait trafiquant de drogue, proche des talibans et de la mafia. Le lendemain, Ibrahim est accusé de la disparition de cet homme. Des talibans viennent chez lui, ce qui n’est pas habituel car leur zone d’influence ne s’étend  pas jusqu’à son village. Ils interrogent son père et le menacent violemment. Ibrahim sait ses accusateurs « fous », comprend le danger et se réfugie chez des amis. Il obtient un visa pour l’Iran, car la fuite est sa seule issue. Plus tard il aura confirmation qu’il a été victime d’un guet-apens : l’homme « disparu » a passé un peu de temps en prison, puis a repris le cours de sa vie.

Travailler coûte que coûte

Comme pour la majorité des migrants, la route vers un nouveau pays d’accueil est longue et périlleuse.

Ibrahim passe par l’Iran, la Turquie, puis la Norvège où il vit un an sans pouvoir obtenir de protection. Il y rencontre Hamed dont l’histoire a été racontée dans la Newsletter de septembre 2020 (Des leçons de français par téléphone, une histoire de confinement).

En octobre 2016, Ibrahim arrive en France. Il dort dehors pendant des mois, sans ressources, mais il ne s’appesantit pas sur cette période.

Ce n’est qu’en janvier 2018 qu’il obtient sa protection internationale et son titre de séjour, après avoir retrouvé Hamed avec qui l’entraide est solide : c’est aussi grâce à lui qu’il rencontre l’association Tandem et son accompagnatrice Marie-Laure.

Dès qu’il le peut, Ibrahim travaille : au noir pendant un temps, puis avec des contrats de travail quand il obtient ses papiers, chez des patrons turcs ou afghans, malheureusement souvent peu scrupuleux pour le versement des salaires.

Ibrahim raconte : « J’aime travailler seul, c’est ce que j’ai toujours fait dans ma vie depuis que je suis enfant. Très vite, j’ai pensé que le mieux serait de monter ma propre entreprise de peinture. Mais comme j’ai peu progressé en français, toute démarche administrative est très compliquée ».

Ibrahim parvient à transformer son permis de conduire afghan en permis français. Mais il a beaucoup de mal à expliquer sa volonté de créer sa société aux interlocuteurs pourtant prêts à l’aider, car il manque de temps pour suivre régulièrement des cours de français. Par chance, il rencontre grâce à une amie un comptable d’origine iranienne qui l’accompagne pour monter son dossier d’auto-entrepreneur, statut qu’il obtient en août 2020.

Une petite entreprise qui marche bien

Entrepreneur dans l’âme et doué pour le côté commercial, Ibrahim est compétent et volontaire. Il m’explique : « J’obtiens des chantiers par le bouche-à-oreille, car mon travail est soigné. Dès que l’argent rentre, j’investis dans du matériel de très bonne qualité. Grâce à mes premiers chantiers, j’ai acheté une camionnette d’occasion, indispensable pour accepter les chantiers éloignés, et avec les suivants, j’ai acquis un pistolet à peinture, une visseuse, une perceuse, un chalumeau, un laser. Je continuerai pour avoir l’outillage dont j’ai besoin ».

Outre les enduits et la peinture, il pose du carrelage et des doublages de murs, réalise des travaux de vitrerie et fera tout pour pouvoir étendre ses compétences.

Il a son assurance professionnelle et un local, mais cherche un endroit plus agréable pour vivre et entreposer son matériel à proximité, de préférence dans le Val de Marne. Même s’il apprécie de travailler seul, il n’hésitera pas à embaucher un employé s’il le faut.

Tandem accompagne les réfugiés pendant deux ans. Ibrahim n’est donc plus suivi par l’association, mais il raconte : « Tandem m’a aidé à avoir un début de vie sociale en France. Marie-Laure, Pascale, Joséphine, Blandine, Marie-Astrid et d’autres ont été formidables pour les papiers et les démarches. J’ai participé à toutes les activités et réunions proposées quand c’était possible. Grâce à ces rencontres j’ai commencé à améliorer mon français. Tandem m’a permis de comprendre ce pays, et de développer de bonnes relations avec les français, ce qui m’est très utile pour gagner des chantiers. »

Et la famille ?

Ibrahim est un homme confiant. Depuis deux ans il souhaite faire venir sa femme Latifa et ses deux enfants en France, mais la procédure de réunification s’est arrêtée pendant l’épidémie de Covid. Il profite de ce délai pour travailler dur, car l’argent est indispensable pour bien accueillir sa famille lors de son arrivée en France. Grâce à ses revenus croissants, il fait vivre plusieurs familles sans ressources. Pour lui, l’aumône n’est pas un vain mot.

Ibrahim n’ignore rien de l’avancée des talibans, et son inquiétude grandit pendant l’été. Il doit organiser plusieurs déménagements successifs pour faire fuir les siens des villes occupées. Heureusement, il a des amis qui peuvent les héberger. Mais la pression augmente et sentant l’urgence, Ibrahim se décide à payer pour faire sortir sa famille d’Afghanistan. Trop tard, mi-août Latifa et les deux enfants se trouvent pris au piège à Kaboul envahie par les talibans. Au bénéfice du chaos, l’exfiltration se fait grâce à la protection de deux hommes qui servent d’escorte. La famille quitte Kaboul en secret et passe la frontière sans encombre. Les premières nuits au Pakistan seront sous les étoiles. Les enfants sont fatigués, l’angoisse partagée par Ibrahim et sa femme est énorme, l’épuisement nerveux n’est pas loin. Le consulat de France à Islamabad est enfin accessible, un rendez-vous est donné. Les évènements s’enchaînent : les visas sont accordés le 20 août, le 30 août la famille s’envole vers la France. Ils sont enfin réunis !

Propos recueillis par Anne-Marie

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